La transition énergétique allemande : des ambitions à l'épreuve des faits
"Politik ist das, was möglich ist"[1]. Par cette formule, la Chancelière allemande Angela Merkel a reconnu et justifié l'ambition limitée du "Paquet Climat"[2] présenté le 20 septembre 2019 par son gouvernement après une vingtaine d'heures d'âpres négociations entre les partenaires de la coalition. Elle a plus généralement résumé cette contradiction vécue par la plupart des pays européens : d'une part satisfaire les attentes d'une population de plus en plus sensibilisée au réchauffement climatique, d'autre part épargner aux ménages les plus modestes comme aux secteurs industriels les plus exposés les surcoûts induits par une transformation rapide des systèmes énergétiques.
Par sa taille, son mix énergétique et sa capacité à éviter la désindustrialisation qui a dégarni les territoires de ses voisins, l'Allemagne est le premier pays émetteur de gaz à effet de serre (GES) en Europe (22% des émissions). Près de 40% des émissions allemandes relèvent du secteur de l'énergie, 25% des seules centrales au charbon. Après avoir frappé les esprits par d'ambitieux objectifs à l'horizon 2020 et 2030, l'Allemagne est confrontée aux premiers résultats obtenus à mesure que ces dates butoir approchent. Le principal objectif de réduire les émissions de 40% d'ici à 2020 par rapport à 1990 ne sera pas atteint - une réduction de 33% est désormais envisagée[3] - et pourrait l'être seulement en 2046 si le rythme demeurait inchangé par rapport à ce qu'il fut au cours de la décennie passée. Cette difficulté à accélérer la décarbonation de l'économie n'enlève rien aux succès majeurs obtenus par ailleurs, notamment dans la croissance des énergies renouvelables (EnR). Elle pose néanmoins question dans le contexte de la révision à la hausse des ambitions de l'Union européenne dans le cadre du "Green Deal" proposé par la Commission européenne[4] et d'une pression croissante de mouvements sociaux comme "Fridays for future" ou "Extinction/Rebellion".
Contrairement à une idée reçue, ce n'est pas le déclin du nucléaire qui, en nécessitant un recours accru au charbon, serait responsable du maintien à un niveau élevé des émissions. La part du charbon dans le mix électrique a certes augmenté au cours des années qui ont suivi la sortie du marché de 8 des 16 réacteurs allemands (2011) mais, depuis 2014, sa part décline. En Allemagne, comme à l'échelle européenne, le principal défi est celui posé par le secteur des transports. Par rapport à 1990, aucun autre secteur n'a connu une réduction aussi faible de ses émissions de CO2 (-0,6%). Entre 2012 et 2019, les émissions ont même augmenté de 6%, la baisse des émissions au kilomètre (-3%) ne compensant pas la hausse du trafic (+5%)[5].
La décarbonation du secteur de l'énergie se poursuit grâce à une transformation profonde du mix allemand. En 2018, la houille fournissait près de 13% de la production allemande d'électricité, contre 25,6% en 1990. La part du lignite était de 31,1% en 1990, de 22,5% en 2018. À l'Ouest du pays, la dernière mine de charbon a fermé le 21 décembre 2018, la Ruhr voyant ainsi s'arrêter une activité entamée il y a plus de 200 ans et qui, dans la mémoire nationale, passe pour avoir permis le Wirtschaftswunder (miracle économique) et pour avoir forgé la culture de la classe ouvrière de la région. Au-delà des arguments climatiques, le coût de l'exploitation minière était devenu excessif en raison du contexte géologique et du coût compétitif du charbon importé[6]. La fin de l'ère du charbon n'est pas proche pour autant. De nouvelles centrales sont connectées[7] et le charbon est désormais importé en plus grande quantité, de même que le gaz, dans les deux cas au bénéfice de la Russie qui fournit 35% du charbon et 51% du gaz consommés par l'Allemagne dans des volumes croissants au fil des années[8].
Surtout, l'Allemagne demeure le premier producteur de lignite au monde, devant la Chine, la Russie et les États-Unis. Davantage émetteur que le charbon, le lignite est également plus dommageable pour l'environnement en affectant la qualité de l'air et en impliquant la destruction de dizaines de villages. Au-delà de l'attachement d'une partie de la population à cette source d'énergie - concentrée en Lusace, dans l'ex-RDA - les coûts d'exploitation sont bas et ceux de transport quasi-nuls, les mines jouxtant les centrales thermiques.
La réflexion sur l'avenir du charbon a été confiée à une Commission pluripartite qui a rendu ses conclusions en février 2019[9], la principale d'entre elles étant un arrêt de l'utilisation du charbon dans le secteur de l'énergie en 2038. Le gouvernement a décidé de suivre en partie les recommandations de la Commission à travers deux lois ; la première sur la reconversion des régions minières qui prévoit notamment 30 milliards € de dotations, la seconde actant le calendrier de fermeture des centrales ainsi que les compensations.
La fin du nucléaire est actée pour 2022. 17 réacteurs étaient en fonctionnement en 2011 et produisaient le quart de l'électricité du pays. En 2017, 7 réacteurs produisaient 12% de l'électricité. Environ 8 000 emplois directs et 32 000 emplois indirects sont concernés[10], des emplois pour l'essentiel préservés dans le cadre des processus de démantèlement.
Le gaz présente plusieurs caractéristiques (souplesse d'usage, sécurité d'approvisionnement renforcée par la multiplication des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe, prix désindexés des cours du pétrole) laissant penser que sa part pourrait augmenter sensiblement. Elle a néanmoins stagné ces 20 dernières années, la (légère) hausse des importations étant avant tout imputable à l'épuisement des gisements allemands. Sa part dans le mix énergétique a toutefois fortement augmenté entre 2018 et 2019, la baisse des prix intervenant au même moment qu'une forte hausse du coût des crédits sur le marché européen du carbone. Conséquence : les centrales à charbon ont vu leur compétitivité s'éroder au profit des centrales à gaz. Le marché carbone européen pourrait-il au final précipiter la fin du charbon en Allemagne ? S'il se confirmait que la mise en œuvre au 1er janvier 2019 de la réserve de stabilité a initié une remontée durable du prix de la tonne de carbone en Europe, l'hypothèse pourrait se vérifier. Jusqu'à ce jour, le gaz n'a néanmoins que marginalement bénéficié de la réduction des capacités dans les secteurs du nucléaire et du charbon, la croissance des énergies renouvelables suppléant aux capacités perdues.