Aspirer le CO2 dans l’air : pourquoi l’élimination du carbone ne doit plus être taboue
Le concept d’élimination du carbone fait timidement son apparition en France. Plusieurs coalitions d’entreprises ainsi que des chercheurs se mobilisent pour que le gouvernement établisse une stratégie prenant en compte ces pratiques, mais la défiance reste grande à leur égard.
Cap sur la neutralité carbone en 2050. Pour y arriver, la France va bien sûr devoir réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre. Mais cela ne suffira pas. Pour équilibrer la balance, il va également falloir augmenter les capacités d’absorption du CO2, à travers les puits naturels de CO2 (forêts, sols, tourbières, zones humides…) ou encore le captage et stockage de CO2 (CCS), qui, comme son nom l’indique, vise à capter le CO2 émis par les usines, puis à le stocker dans des formations géologiques dans les sous-sols. Il y a aussi l’élimination du carbone (EDC, ou carbon dioxide removal, CDR en anglais), dont on parle encore très peu.
Ces pratiques visent quant à elles à retirer du CO2 déjà présent dans l’atmosphère et à le stocker dans des réservoirs géologiques, terrestres ou océaniques, ou dans des produits tels que les e-carburants, selon la définition du GIEC. Elles permettent ainsi de générer des “émissions négatives” et peuvent contribuer à l’atteinte de la neutralité carbone. Il existe quatre familles d’EDC : la plus connue est la capture du CO2 direct dans l’air (DACCS) à travers des aspirateurs géants, la conversion de biomasse à travers notamment le BECCS (voir ci-dessous) ou le biochar, la gestion améliorée des écosystèmes (afforestation, reforestation…) et des voies géochimiques comme la fertilisation des océans.
Le GIEC estime que même dans les scénarios les plus ambitieux en matière de réduction des émissions, entre 5 et 16 milliards de tonnes de CO2 devront être extraites chaque année de l’atmosphère dans la seconde moitié du siècle grâce à l’EDC pour limiter le réchauffement à 1,5°C ou 2°C. Pourtant, très peu de gouvernements disposent actuellement d’une stratégie pour développer et déployer l’élimination du carbone à l’échelle suggérée par le GIEC. La France ne fait pas exception. C’est pourquoi l’ONG européenne Carbon Gap a publié en mars dernier une feuille de route EDC ainsi qu’une évaluation des potentiels de déploiement de ces technologies sur le territoire français.
Dans le scénario le plus ambitieux, qui propose de conjuguer une grande diversification de méthodes, la France pourrait éliminer jusqu’à 146 millions de tonnes de CO2 par an en 2050, soit deux fois plus que nécessaire puisqu’on estime qu’à cet horizon, il faudra capter 70 millions de tonnes de CO2 par an pour arriver à la neutralité. Le pays pourrait ainsi devenir net négatif, en retirant de l’atmosphère plus de CO2 que celui émis. Dans le scénario de référence, on arriverait tout juste à l’équilibre. En revanche, dans un scénario conservateur, qui est celui sur lequel nous nous plaçons actuellement, nous serions bien en-dessous avec seulement 33 millions de tonnes de CO2 éliminées.
“La France a les capacités d’atteindre ses objectifs, voire même de les dépasser, mais cela nécessite d’agir dès maintenant”, lance Sylvain Delerce, directeur de recherche chez Carbon Gap, lors d’une conférence de presse. “Les politiques sont très prudents et rechignent à aller sur ces sujets d’élimination du carbone, mais en attendant on prend du retard. Acceptons d’en parler plutôt que de ne rien faire car nous ne pourrons pas nous passer de ces méthodes”, prévient-il.
Le secteur privé commence lui à se positionner. Début avril, l’Association Française pour les Émissions Négatives (AFEN) a officiellement été lancée. Elle réunit une trentaine de membres, développeurs de projet, investisseurs, acheteurs… En amont de la COP28 de Dubaï, cinq entreprises avaient également lancé la première coalition européenne pour l’élimination du carbone (European Removal Coalition, EURC) avec le même objectif : mettre le sujet à l’agenda et contribuer au développement de cette industrie. “Il faut briser la glace autour de ces technologies vitales”, explique à Novethic Paolo Piffaretti, co-fondateur de l’initiative et PDG de Carbonx.
Carbonx est une plateforme qui propose des crédits carbone liés à des projets EDC, des crédits dits “permanents” parce qu’ils séquestrent le carbone de façon indéfinie dans le temps. Ils s’opposent aux crédits “temporaires” liés par exemple à la plantation d’arbres, qui vont séquestrer le carbone sur une durée limitée. Les premiers se vendent bien plus cher que les seconds mais le marché émerge doucement. “Moins d’une centaine d’entreprises ont acheté de tels crédits à ce jour”, poursuit Paolo Piffaretti.
A l’été 2023, plusieurs chercheurs, parmi lesquels Philippe Ciais ou Valérie Masson-Delmotte, s’étaient également mobilisés dans une tribune publiée dans Le Monde. Ils appelaient à lancer “une politique pour le développement d’une stratégie ambitieuse d’élimination du dioxyde de carbone atmosphérique”. “Sans EDC, même une décarbonation extrême ne suffira pas“, expliquaient-ils. Cela doit passer “par l’adoption d’une stratégie climatique ambitieuse, visant la neutralité climatique au plus tard pour 2050 et un bilan d’émissions net négatif au-delà, avec des objectifs différenciés pour la réduction des émissions et les émissions négatives”, et des “dispositifs de soutien financier”.
Outre la défiance qui entoure l’EDC, le coût de certaines technologies, leur consommation énergétique, les conflits d’usage avec la biomasse, ou les éventuels effets rebond sont également pointés du doigt dans un avis publié par le Haut conseil pour le climat, en novembre dernier. Le risque de dilution sur les efforts prioritaires à accorder à la réduction des émissions est également une crainte partagée par plusieurs observateurs. Pour l’heure, le gouvernement a mis en consultation sa stratégie CCS et il vient de lancer un appel à manifestation d’intérêt pour des projets de stockage du CO₂ en France…sans jamais faire référence à l’EDC.