Le pari du véhicule électrique

Publié le par Terra Nova via M.E.

L’industrie automobile européenne a commencé sa grande mutation vers la mobilité électrique. Mais les risques de désindustrialisation et de faillites sont considérables. Et la Chine a déjà pris plusieurs longueurs d’avance dans la course à l’innovation sur l’entrée de gamme. Les bienfaits écologiques attendus seront-ils au rendez-vous ?

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L'affaire est entendue : au 1er janvier 2035, plus aucun véhicule thermique ne pourra être commercialisé en Europe. C’est l’un des engagements pris par l’Union européenne pour lutter contre le changement climatique.

D’ores et déjà, les politiques publiques déploient des mesures complémentaires avec des limitations d’usage directes ou indirectes (allocation d’une part croissante de la voie publique aux mobilités douces au détriment de la voiture, imposition de Zones à faible émission dans les grandes métropoles…), des subventions étatiques à l’équipement en véhicules électriques (la Norvège est en pointe et la France dans la moyenne) et une stratégie de transition vers le tout électrique décidé par les industriels (VW donne l’exemple d’une bascule programmée vers le tout électrique et entend disputer le leadership sectoriel à Tesla). Cette mesure au cœur du programme européen « fit for 55 » va provoquer un véritable tsunami industriel.

D’abord parce qu’elle va entraîner un effondrement industriel et une désertification de régions de vieille industrie automobile. Ensuite parce qu’elle va provoquer des faillites en cascade parmi les sous-traitants (diesel notamment) et même parmi les entreprises de services liées à l’automobile. Enfin parce qu’elle sera à l’origine d’une grande bascule de la production de l’Europe et des USA vers la Chine.

Un tsunami industriel

Considérons plus en détail les effets de ce tsunami industriel. L’automobile est au cœur de la spécialisation industrielle de l’Europe.  500 000 emplois sont menacés dans le thermique, d’après les estimations les plus fiables, et les créations d’emplois dans l’électrique en compenseront moins de la moitié, soit un solde net négatif de 275 000 emplois.

Les raisons en sont multiples : il faut moins d’ouvriers pour produire un véhicule électrique (VE) : 3 contre 5 pour un véhicule thermique parce qu’il faut assembler moins de pièces (70 pour l’électrique contre 300 pour le thermique) ; un tissu dense de PME sous-traitantes dans le diesel s’est constitué avec le temps ; les garagistes et concessionnaires privés de réparations (les VE, ayant une motorisation beaucoup plus simple, sont dans l’ensemble plus robustes) seront mis en difficulté.

Le retard pris par la France par rapport à la Chine, pour ne prendre que cet exemple, va de plus aggraver le déficit commercial (17,9 milliards d’euros déficit en 2021 alors que la France était excédentaire au début des années 2000). Une telle bascule vers l’électrique suppose de surcroît une formidable montée en puissance des stations de recharge sur tout le territoire et un maillage fin du réseau autoroutier. Or jusqu’ici les retards ont été systématiques.

Enfin, les positions semblent déjà prises : les Etats-Unis avec Tesla se sont installés dans le créneau du Luxe ; la Chine est leader global et inonde déjà le marché avec les véhicules d’entrée de gamme et le segment des flottes de location ; quant à l’Europe, elle accompagne le mouvement en levant les obstacles techniques à l’entrée sur son marché et en subventionnant l’acquisition de VE sans souci de réciprocité. Bref, tout se met en place pour faire de la Chine à terme le leader mondial de l’écosystème. Selon une étude réalisée par le Conseil international pour des transports propres, citée par Xerfi, le géant asiatique a concentré 44% de la production mondiale de véhicules électriques en 2020 devant l’Europe (25%) et les États-Unis (18%).

L’empreinte carbone du véhicule électrique

Une politique aussi volontariste a été décidée sur la base d’un objectif incontesté : la lutte contre le changement climatique. Mais est-ce si vrai ? Est-on assuré que le VE va éliminer les émissions de gaz à effet de serre liées aux mobilités individuelles et réduire drastiquement l’empreinte carbone des véhicules de transport urbain ?

  • Oui, si on se contente du bilan carbone de la consommation d’électricité par rapport à la consommation d’essence ou de diesel et si donc on néglige le reste, en accord du reste avec les analyses constantes du GIEC dans les pays qui produisent leur électricité à partir de moyens décarbonés. La facture d’hydrocarbures importés va d’ailleurs décroître dans des proportions importantes vis-à-vis de pays exportateurs avec lesquels il n’est pas toujours prudent d’entretenir d’étroites dépendances. En 2020, la facture de produits raffinés destinés aux transports s’élevait à près de 40 Mds € en France…
  • Non, si l’électricité utilisée est carbonée ce qui est le cas de l’Allemagne avec son électricité produite à partir de gaz ou de charbon ou de l’Italie avec son électricité produite à partir du gaz. Dans un pays comme l’Allemagne, on ouvre de nouvelles mines de lignite et la sortie du charbon a été prévue pour 2038 puis 2030 avant que la guerre en Ukraine ne vienne rebattre à nouveau les cartes.
  • En fait, l’électrique se rattrape à l’usage, mais plus ou moins rapidement selon le mix énergétique des pays. Dans un pays comme la Norvège où près de 100% de l’électricité produite est non carbonée, un véhicule électrique doit parcourir au moins 40 000 km pour afficher un bilan en termes de CO2 équivalent à un véhicule thermique. Cela sera beaucoup plus en Chine et aux États-Unis où la production d’électricité est d’origine fossile (pétrole, gaz, charbon). En revanche, avec son électricité à 95% décarbonée la France est prête pour le VE à condition qu’elle engage son nouveau programme nucléaire.

Si on fait un bilan carbone complet de la fabrication et de l’usage du véhicule électrique et si on rappelle que la masse du CO2 atmosphérique est de 3 200 milliards de tonnes et que l’accroissement annuel est de 16 milliards de tonnes dont 1,6 pour les pays développés et dont 0,3 pour la circulation routière européenne, alors l’avantage est moins net. Ainsi, selon l’ADEME (l’Agence de l’Environnement et la Maîtrise de l’Énergie), il faut environ 70 000 mégajoules pour fabriquer une voiture essence ou diesel contre 120 000 pour construire une électrique. Plus le modèle est gros, plus l’écart se creuse : 12 tonnes de CO2 pour une Tesla, contre 5 pour un équivalent thermique.

Et si on tient compte de la construction et de la déconstruction de batteries, l’avantage est encore moins net. Le bilan carbone de la construction et de la déconstruction de batteries est tellement négatif que l’on en vient à chercher d’autres solutions. Ainsi on envisage aujourd’hui de séparer propriété du véhicule et propriété de la batterie pour éviter la dissémination de ces objets. On envisage également le remplacement des batteries dans des stations équipées à cet effet plutôt que leur recharge. On envisage encore une autre vie pour ces batteries après les 8 ans d’usage automobile.

Gérer la transition

Si le bilan carbone du VE est encore discuté et si le bilan économique est inquiétant pour les Européens, alors deux questions se posent : pourquoi s’est-on hâté de programmer la grande bascule avec le programme « fit for 55 » et comment faire face aux limites des solutions actuelles ?

Nul ne conteste l’urgence climatique et aucune solution autre que le VE n’est disponible, au moment où ces lignes sont écrites, comme substitut au véhicule thermique pour les longues et moyennes distances en habitat dispersé. On comprend dès lors que le pari du VE soit tenté. De plus, les opinions publiques sont mobilisées sur la question climatique et les questions environnementales sont un des domaines où l’autorité de la Commission européenne s’est affirmée avec le temps parce que les pays du Nord ont poussé dans ce sens et que les pays du Sud ont suivi.

De plus en matière économique seuls 3 pays sont de gros producteurs, l’Allemagne, la France et l’Italie, et vont donc subir le choc de la désindustrialisation relative provoquée par la fin du véhicule thermique, les autres, c’est-à-dire les 24 restants, étant essentiellement des consommateurs. Enfin le DieselGate a joué un rôle majeur dans l’accélération de la décision européenne car les industriels du véhicule diesel ont été pris en flagrant délit de manipulation des gouvernants et des usagers et de fraude organisée, ils perdaient ainsi tout crédit dans l’élaboration des stratégies de verdissement.

Une fois la décision prise, les industriels ont accéléré le mouvement en annonçant des plans ambitieux de passage au VE. La raison en est simple : ils ont besoin de perspectives de long terme pour caler leurs stratégies et repenser leur organisation productive. Aujourd’hui, les engagements des industriels sont proches de l’irréversible. Opel a annoncé le passage au tout électrique pour 2028, Stellantis sera 100% électrique en Europe en 2030 et ce sera le cas aussi pour Renault.

Au delà du passage à l’électrique, les industriels font face à des défis plus redoutables encore : ils doivent inventer un modèle industriel pour faire face à la révolution de l’usage. Ils étaient industriels et vendeurs d’objets techniques, ils doivent apprendre à vendre des services de mobilité et donc se réinventer alors même qu’ils doivent restructurer leur appareil de production. La mobilité comme service pourrait d’ailleurs supplanter le véhicule individuel, qu’il soit thermique ou électrique : transport en commun et mobilités douces dans les cœurs d’agglomération ; RER métropolitains et cars express haute fréquence dans certains échanges avec les périphéries.

Et certaines mobilités pendulaires pourraient être réduites, notamment les trajets domicile/travail avec développement du télétravail. C’est donc la part modale du véhicule individuel qui risque de décroître dans l’ensemble des mobilités, au moment où les industriels doivent faire ce saut technologique et managérial. Si cette part modale diminue de façon significative, le tsunami industriel pourrait être pire que celui annoncé ici, mais le bilan carbone bien meilleur, la facture des importations d’hydrocarbures plus légère et le déficit commercial avec la Chine moins raide.

Electrique ou thermique, un véhicule qui passe 95% de son temps de vie dans un garage représente un gaspillage de ressources malgré une empreinte carbone élevée pour le fabriquer. D’autre part, promouvoir la production de SUV électrique de luxe en lieu et place de petits véhicules thermiques est une aberration écologique, c’est pourtant la voie qu’empruntent les constructeurs automobiles pour maximiser leurs marges et financer la transition écologique.

Que conclure du paradoxe exposé ici : un engagement économique d’autant plus ferme en faveur de l’électrique, alors que les enjeux écologiques qui le motivent restent discutés ?

Plus on se rapprochera de l’échéance du passage au tout électrique et plus on reconsidérera le choix politique qui a été fait, notamment en matière de production sur le sol européen de véhicules thermiques, et de rapidité de la transition vers le tout VE. Mais d’ici là, l’électricité aura gagné en parts de marché et sa domination s’imposera avec évidence. Un tel scénario emporte de multiples conséquences :

  • Les mesures de transition adoptées devront tenir compte du coût du VE pour les ménages les plus modestes. Des solutions de location longue durée à faible coût de petits véhicules électriques devront être inventées.
  • Les pouvoirs publics devront subventionner plus massivement les équipements de recharge.
  • Une symétrie devra être établie entre Etats-Unis et Europe dans les conditions d’accès aux aides publiques pour l’équipement en VE.
  • Les industriels devront gérer la complexité de deux systèmes de production : l’un pour le véhicule thermique destiné à l’exportation hors d’Europe, et l’autre pour le VE à usage européen pour l’essentiel, tout en négociant la transition vers une offre de services de mobilité.
  • Des solutions restent à trouver pour l’économie de la batterie mais cela n’empêchera pas le VE de s’installer dans le paysage dans un cadre modifié où la possession du véhicule ou de la batterie reculera, et la consommation d’usage se développera.

L'auteur : Elie Cohen est économiste et directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po. Il est l’auteur de nombreux articles dans des revues académiques françaises et étrangères et de plusieurs ouvrages d’économie industrielle, de politiques publiques et de sociologie des organisations. Il participe au débat public par des contributions au Monde, aux Echos et dans les médias audiovisuels.

Télécharger ici la note de la fondation Terra Nova : https://tnova.fr/site/assets/files/47510/terra-nova_la-grande-conversation_le-pari-du-vehicule-electrique_270123.pdf

Source : https://tnova.fr/ecologie/transition-energetique/le-pari-du-vehicule-electrique/

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